Ethique et Toc
Persuadés que toute philosophie qui n’engendre pas une éthique est vaine, comment penser une éthique maçonnique ?
Ce qui fonde le rapport au monde, la manière de vivre de celui que Kierkegaard appelait "l'homme éthique", repose sur une échelle des valeurs établie à partir d'une conception de l'homme, de l'homme dans le monde, et de la conscience que nous avons de cette conception. Cette échelle sert à évaluer les responsabilités, la qualité des choix et des assentiments, à déterminer ce qui est bien, ce qui l'est plus ou moins, ou ce qui ne l'est pas.
Mais cette évaluation va au-delà du référentiel binaire bien/mal, qui constitue l'étape nécessaire pour prendre conscience des directions générales, mais doit être dépassé, dans la pratique, au profit de la vie, qui est plus complexe et infiniment plus riche. Il ne s'agit évidemment pas de se construire une morale à "géométrie variable" capable d'excuser sans frémir toutes les lâchetés et tous les crimes, mais de découvrir un instrument de conduite qui tienne compte au maximum des données du réel.
En effet, si l'homme a goûté du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, ceux-ci restent pour lui des idéaux inaccessibles, comme le montre clairement le symbole oriental du Tai-chi ou, plus près de nous, le damier de nos jeux d'échec. La vie réelle, en incessante transformation, se joue plutôt selon des tendances, des lignes de force, que sur une casuistique, à terme forcément réductrice et pharisaïque : c'est la direction de l'ensemble qui est importante, pas celle des accidents, qui peut varier avec le temps et les circonstances.
Si l'instrument d'évaluation éthique – l'échelle des valeurs – est inadapté ou trop limité, il devient une asphyxie de l'âme au lieu d'être la voie de sa libération. Quant à ceux qui se sentent responsables du moindre tremblement de terre et de toute la misère du monde, ils n'ont pas besoin des autres, n'en déplaise à Sartre, pour se fabriquer un enfer tout-à-fait présentable !
La validité de l'éthique dépend donc de la cohérence de l'échelle des valeurs avec le réel. Si elle est fondée au plus près de ce qui est vrai et ressenti comme tel, elle s'imposera sans réticences. C'est du moins ainsi que nous le ressentons, comme chercheur de vérité et de lumière, c'est-à-dire, nous l'avons dit, de lucidité. Que l'on pense à la belle phrase de Roger Peyrefitte, qui dit des Maçons qu'ils s’efforcent de "(…) [voir] les choses telles qu'elles sont, tout en travaillant à les rendre telles qu'elles devraient être."
Seule cette lucidité peut faire de nous des êtres humains libres et de bonnes mœurs, assumant activement nos responsabilités au sein d'un monde que nous comprenons et acceptons, ayant su lucidement y déterminer notre place et notre rôle, nos moyens et nos manques.
Responsabilité… arrêtons-nous un instant, avec Annick de Souzenelle, sur ce dernier terme, pivot de l'éthique, dont l'échelle des valeurs est le moyen. Laissons-le se révéler. Il contient deux sens cachés : res-ponsa que l'on peut rendre par "quelque chose qui a du poids, du prix, de l'importance", et re-sponsa qui est "ce que l'on épouse, ce à quoi l'on est uni par amour". Au cœur de la responsabilité, il y a donc le prix et l'amour, la valeur et la joie. C'est à un rapport à la Création riche de ces qualités que conduit une échelle des valeurs harmonieuse et cohérente avec le réel.
Mollusques...
On peut à ce propos distinguer deux grands types d'échelles des valeurs, qui permettent de démystifier tout malentendu quant aux valeurs que nous défendons :
D'abord, il y a celles qui sont proposées toutes faites par les "écoles" de pensée et les dogmatismes de tous ordres. Destinées à s'imposer du dehors, par la coercition ou par toute forme plus ou moins voilée et inconsciente d'auto-hypnose ; ces échelles sont l'antithèse de la liberté initiatique. Elles sont le domaine du "Il faut faire ceci ! Il ne faut pas faire cela !", le biotope des moralistes de tout poil, qu'ils se réclament de Marx ou de Calvin, de Freud, du pape ou, sans doute les pires, d'Anderson et même du Grand Architecte !
On trouve ce type d'échelles à la base des idéologies de masse, au fondement du monde totalitaire et absurde du fanatisme, comme de la société triste et hypocrite de sa forme larvée, la "morale" des paranoïaques "bien pensants" qui se font croire qu'ils ont tout compris d'un "bonheur" de l'humanité né de leurs fantasmes. C'est le prétexte de ceux qui préfèrent imposer à tous leurs rêves et leurs angoisses, plutôt que d'oser porter sur leur propre réalité un regard vivant, afin d'affronter lucidement la bête tapie en eux et qu'ils nourrissent de leur propre peur. Ils sont à l'éthique ce que sont des bidonvilles à une Cathédrale, et, comme dit le poète, "au Dalaï-Lama ce que le bonsaï est au séquoia…"
Analogiquement, ce type renvoie à l'un des deux genres qui ont "réussi" sur la Terre : les invertébrés, dont la caractéristique principale est un squelette externe…
...ou vertébrés ?
A l’inverse, il y a ensuite les échelles que l'on se forge, ou que l'on trace, à l'aide d'outils symboliques et d'expérience. Poursuivant l'analogie, il s'agit de devenir des vertébrés, en construisant notre ossature éthique, fondée sur une colonne de… 33 vertèbres ! C'est la voie qui fait de nous des hommes libres et de bonnes moeurs, conscients de ce que nous sommes et de la place que nous avons à tenir dans le cosmos ; la seule voie aussi qui nous soit offerte d'y changer quelque chose, en nous changeant nous-mêmes, par la transmutation de la conscience qu’induit le processus initiatique. C'est un peu l'échelle de Jacob qui nous mènera, nous et le monde, de ce que nous sommes à ce que nous pouvons être.
L'enjeu essentiel, ce qui, finalement, fait de nous des hommes libres et de bonnes mœurs, ce qui nous permet aussi bien de vivre une tolérance active que d’éprouver un rapport au monde et aux autres plus fraternel, est donc bel et bien notre Conscience, analogue au fil du Fil-à-Plomb qui unit dans nos Loges la Voûte Étoilée au Poids de la manifestation, Perpendiculaire symbolisant l'Axis Mundi autour duquel nous voulons construire notre Temple intérieur. Cette Conscience vit un incessant devenir : de la part de lumière qui brille en chacun, de nos faiblesses et de la vanité de nos jugements, d'avoir enfin à nous intégrer lucidement, volontairement et harmonieusement, c'est-à-dire par Sagesse, Force et Beauté, dans l'humanité, dans notre humanité, dans le Cosmos et, idéalement, dans l'Un qui est le Tout.
Fraternellement à tous,
Le F.'. Pascal