Certains courants maçonniques ne véhiculent-ils pas leurs propres préjugés ?
La franc-maçonnerie assigne à ses nouveaux initiés le devoir de lutter contre les préjugés. Mais d’expérience, il s’avère que les plus tenaces sont ceux-là mêmes que véhicule notre Ordre. Parmi ceux-ci, et serinée comme une antienne, la doucereuse déclaration du primat de la fraternité et de la tolérance, termes que l’on n’hésite guère d’ailleurs à doter d’une indiscutable majuscule.
On trouvera dans ces pages (édito) une réflexion qui tente de cerner ces deux notions dans une perspective initiatique. Le propos ici est plutôt de tenter de comprendre quelles peuvent être les causes de cette situation lorsqu’elle se présente, et de mettre en évidence les carences dont elle est la manifestation.
Pour amorcer cette petite tentative d’explication, un détour s’impose par l’une des spiritualités qui rencontre un large écho auprès des membres de notre Ordre : le bouddhisme. En effet, outre la dimension purement spirituelle, il existe un important point commun d’ordre philosophique entre le bouddhisme et la maçonnerie : le fait que la racine de bien des maux -sinon de tous- est l’ignorance, fille de la paresse.
En effet, la franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel, c’est à dire qu’elle propose une voie dont la dynamique ordonnée est animée par la tension entre l’aspect « révolutionnaire » de l’Initiation, fondée sur la mort et la renaissance à un état nouveau, et la Tradition, dont l’objectif est de transmettre, intact, mais vivant, l’héritage du passé.
Or c’est un chemin difficile, et une gageure de tous les instants, de ne pas sombrer dans la tentation de vouloir faire « souffler un vent neuf » sur sa Loge et le monde à chaque petite étape de notre parcours, aussi régénérante fût-elle, mais aussi d’éviter de devenir, après quelques années, des dinosaures à l’esprit calcifié par une expérience qui, au fil du temps et au nom d’une Tradition qui aurait perdu sa vie, pourrait nous faire ressembler aux anciens combattants de guerres oubliées.
Il existe encore un troisième écueil, qui serait une sorte de « synthèse soustractive » des deux premiers : la loi du moindre effort et la glissade molle vers la médiocrité suffisante et l’ignorance satisfaite, mais sous les égides flamboyantes de la fraternité et de la tolérance, posées comme but ultime de toute la démarche. C’est hélas, parce qu’elle est la plus facile, une voie dans laquelle il est aisé de se fourvoyer. Elle donne alors lieu à cette étrange subversion, qui fait notamment prendre les conséquences de l’Initiation pour sa finalité.
Querelle de mots ? Si ce n’était que cela, un dictionnaire en viendrait aisément à bout ! Cette dérive et l’Initiation sont plutôt deux mondes et deux modes d’être qui s’opposent, comme s’opposent l’exotérisme et l’ésotérisme ou le sacré et le profane (pour reprendre le titre du lumineux ouvrage de Mircea Eliade).
En effet, l’Initiation est une démarche de régénération qui, pour faire court, fonctionne sur le principe synthétisé par l’adage de Goethe « meurs et deviens ». Cela implique une remise en question incessante de ses acquis comme de ses propres certitudes. C’est une transmutation de la conscience individuelle qui, après s’être découverte elle-même, apprend à se situer dans le monde et parmi les Hommes, avant de découvrir, par le dépassement de l’ego, ce qu’il y a à la fois de plus profond et de plus élevé en l’humain, et qui la libère des apparences, pour la conduire à l’Etre véritable.
Cela ne va pas sans difficultés et implique l’abandon de ce que la franc-maçonnerie appelle « les métaux », qui brillent souvent de l’éclat doré de la façade extérieure d’une cathédrale au petit matin, au profit de l’humble obscurité de la crypte, et de la profondeur du puits qu’elle abrite, où demeure la Vérité.
Mais si l’on s’en tient aux apparences, tel ce sentencieux suffisant, invoquant benoîtement comme marque de l’Initiation « une certaine manière de parler » (alors qu’il s’agirait plutôt de taire l’Indicible…) le problème d’un sens et d’un but se pose inévitablement.
On recourt alors à la substitution de la finalité par les conséquences et l’on en arrive à ériger comme but ultime de la franc-maçonnerie ce qui n’est qu’un « effet secondaire » d’une prise de conscience de l’Essentiel : la fraternité et la tolérance. Mais une fraternité et une tolérance tout extérieures, qui ne s’appuient que sur un code comportemental plus ou moins rigide, et pas sur le feu vivant d’une transmutation intérieure.
La tolérance en devient alors vite une capacité surprenante à louer tout discours, aussi creux soit-il… pourvu qu’il ne trouble pas le doux ron-ron des consciences. Et, au sein de ce que nous appellerons une démarche « pain et fromage », la fraternité se confond rapidement avec une forme de copinage, favorisé par l’utilisation abondante du troisième terme, le vin (ou la bière…), qui y joue(nt) trop souvent hélas un rôle non négligeable dans la stimulation des esprits et des cœurs !
Bien sûr, dénoncer ne suffit pas. Aussi, quand elle se présente, comment sortir de cette situation ? La seule voie cohérente, à notre avis, est le retour aux sources et à la méthodologie de la franc-maçonnerie.
Il s’agit d’une lente maturation, d’une transmutation de la conscience par le travail des symboles. Non pour produire des discours plus ou moins fleuris sur les symboles, mais pour se laisser transformer de l’intérieur par ces symboles, en particulier au moyen du plus précieux outil que nous ont légués les Anciens : la mise en œuvre ordonnée de la symbolique maçonnique qu’est le Rituel.